2. LittératureAutant la définition de la modernité apparaît composite dans la mesure où ce terme se dérobe à toutes les formes de catégorisation, prétendant en finir avec la tradition qui les soutient, sans cependant arriver à s'en départir définitivement, autant celle du postmodernisme est d'une clarté paradoxale : dans la mesure où elle se situe résolument au-delà et au-dehors de la modernité, elle rejette d'emblée toute discussion sur ce qui relève encore de l'histoire des idées. Si la première tend à incarner l'idéal progressiste dans un absolu du présent, la seconde, ayant congédié l'idée d'un horizon indépassable de l'histoire, se situe pour ainsi dire dans un espace déterritorialisé.
Par conséquent, le postmodernisme récuse l'idée hégélienne du progrès historique, ce credo de la modernité, aboutissant à ce que Jean-François Lyotard dans La Condition postmoderne (1979) dénomme « la mort des grands récits ». À partir de là, le postmodernisme se perçoit plus qu'il ne se définit comme un refus de l'héritage culturel et scientifique des Lumières. Ce faisant, il abandonne à sa solitude le sujet rationnel de la tradition occidentale. C'est ainsi que l'on pourrait, de prime abord, définir négativement le postmodernisme. Pour cette raison, on utilise aussi parfois à son propos le terme de poststructuralisme. Il radicalise en effet de manière offensive la méthode développée par Michel Foucault et qui consiste à voir dans l'avènement des sciences expérimentales à l'époque moderne une structure de pensée, c'est-à-dire une construction d'ordre discursif derrière laquelle s'abrite l'illusion d'un sujet omniscient. La philosophie postmoderne, dans un mouvement dit de déconstruction, retourne contre le structuralisme ses propres armes analytiques, dénonçant à travers leur usage une discursivité qui témoigne encore de l'espoir de sauver l'individu rationnel moderne. Exemplaire demeure, de ce point de vue, la lecture de la pensée foucaldienne menée par Jacques Derrida dans L'Écriture et la différence (1967).
• Puissances du subjectivismeSi le travail de ce philosophe reste emblématique du postmodernisme, il ne représente qu'une des facettes d'une pensée qui ne se définit pas seulement comme posture du refus, mais tente également de défricher de nouveaux territoires. À chacun d'entre eux correspond désormais la parole singulière d'un individu ou d'un groupe d'individus, rassemblés par des intérêts communs, voire des différences conjointes, dans leur opposition à ce qui subsiste de la société occidentale, perçue comme oppression patriarcale d'une culture dominante. D'où l'apparition d'écritures nouvelles, féministe, queer ou lesbienne (cette dernière représentée aux États-Unis par Judith Butler, notamment), qui sont autant d'expressions d'une identité communautariste à chaque fois accompagnée de son autoréflexion critique. Démasqué comme une utopie, l'idéal moderne de rationalité universelle cède le pas à l'universalité de la contingence, aux puissances du subjectivisme. Car l'un des autres traits marquants du postmodernisme est bien son relativisme esthétique, souligné par la coexistence de plusieurs styles – phénomène apparu tout d'abord en architecture, discipline qui contribua à diffuser le terme à travers les écrits de Charles Jencks (The Language of Post-Modern Architecture, 1977). Cette déhiérarchisation des voies de la création s'observe désormais tout aussi bien au théâtre qu'au cinéma, ou en littérature. Pourtant, l'œuvre d'art postmoderne ne se donne jamais à comprendre en elle-même, que ce soit par exemple, quand elle met en scène et inclut dans le même espace le spectacle et son spectateur, comme l'a montré Hans-Thies Lehmann dans Le Théâtre postdramatique (1999) à travers ses analyses, entre autres, des mises en scène de Robert Wilson ou Franck Castorf. Ou encore, lorsqu'elle place son lecteur dans la position de coproducteur d'un texte fragmenté, reprenant la structure filmique du montage, canevas de citations souvent autoréférentielles, ainsi que l'explique Umberto Eco dans son Apostille au « Nom de la rose » (1983). Toute production artistique postmoderne est d'abord l'expression d'un doute, souvent ironique, quant à ses propres capacités créatrices et son originalité conceptuelle.
• Mort des avant-gardes ?Le postmodernisme semble marquer, dans une perspective formelle, le point de saturation des avant-gardes artistiques qui avaient entraîné la dynamique créative de la modernité au xxe siècle. Selon Ihab Hassan (The Postmodern Turn, 1987), ce constat, loin d'être négatif, ouvrirait l'ère de l'« indétermanence », c'est-à-dire de l'immanence accompagnée de l'indétermination, avec pour conséquence l'ouverture sur autrui pris dans sa singularité, et le renversement des hiérarchies spatiales entre centre et périphérie. S'inscrit, par exemple, à la suite de cette vision optimiste du décloisonnement culturel, le concept de postcolonialisme, entendu comme émancipation des identités soumises jusqu'alors à la volonté progressiste de l'Occident, au nom de catégories historiques comme celle de l'exotisme, analysée par Edward W. Said dans L'Orientalisme (1979). Dans ce contexte d'« émergence » d'un espace de métissage et de rencontres, tel que le décrit Homi K. Bhabha dans The Location of Culture (1994), s'établit une littérature postcoloniale, comptant parmi ses représentants les Prix Nobel V. S. Naipaul et J. M. Coetzee, Salman Rushdie, ou encore les écrivains créoles comme Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant.
L'idée d'une pensée catégorielle qui reposerait sur la linéarisation temporelle disparaît au profit d'un mode de compréhension du monde organisé grâce à la spatialisation, laquelle implique ce que Francis Fukuyama a appelé, dans un ouvrage éponyme, La Fin de l'histoire (1992). Prenant congé de la dialectique hégélienne eurocentrée, l'auteur y célébrait le triomphe du libéralisme transatlantique. Par là, on atteint le cœur de la polémique qui touche le postmodernisme. En effet, ses théoriciens témoignent d'une façon de penser, somme toute, très anglo-saxonne. On peut légitimement se demander si leur prétention à l'universalité bienveillante ne cacherait pas des ambitions moins avouables, dans la mesure où elles relèveraient du modèle hégémonique le plus apte à assimiler les cultures qui lui sont périphériques. La mondialisation ne serait alors que le masque économique du postmodernisme.
Romain JOBEZ
3. PhilosophieLe postmodernisme s'est d'abord diffusé en architecture, en littérature et dans les arts figuratifs. Ses premières manifestations remontent aux années 1960 et il semble s'achever vers la fin des années 1980. Ce qui fait sa spécificité est son caractère fragmentaire qui le pose en antithèse de la modernité. En esthétique, on parle de postmodernisme à propos des théories qui développent l'idée d'une fin de l'œuvre d'art, souvent en lien avec la thèse de la perte de toute valeur véritative ou métaphysique.
• Le crépuscule des « grands récits »En philosophie, le postmodernisme devient sujet de débat en 1979 avec la publication de l'ouvrage de Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne, que l'auteur caractérise par la perte de crédibilité et le déclin des métarécits qui sous-tendent le discours philosophique de la modernité. C'est autour de cette question que va éclater une querelle, dont les protagonistes seront J.-F. Lyotard, Jürgen Habermas et Richard Rorty. Elle a pour enjeu principal la question de la possibilité d'une sortie effective de la modernité. Les trois philosophes s'accordent pour reconnaître que, après Nietzsche et Heidegger, une manière absolue et globalisante d'envisager l'histoire, l'homme et la société, comme le voulaient les idéologies et les philosophies modernes de l'histoire, est devenue irrecevable. Cette convergence ne les empêche pas de s'opposer quant à l'interprétation à donner d'une telle sortie de la modernité. D'après Lyotard, la fin des métarécits de la modernité, c'est-à-dire du discours des Lumières et de celui de l'idéalisme, entraîne la fin aussi bien du subjectivisme que de l'humanisme, comme Michel Foucault l'avait déjà établi de son côté. Les philosophes des Lumières faisaient de l'audace du savoir le moteur de l'émancipation du genre humain tout entier ; quant à l'idéalisme absolu, il faisait dépendre la légitimité de tout savoir de la possibilité de s'inscrire dans la perspective d'une doctrine de la science encyclopédique et universelle. En critiquant les penseurs des Lumières, Lyotard souligne que la raison ne saurait renvoyer automatiquement à une promesse d'émancipation et, surtout, que rien ne garantit la nécessité d'un lien entre les énoncés descriptifs de la science et les énoncés pratiques et prescriptifs visant l'émancipation de l'humanité.
• Un deuil impossible ?L'époque postmoderne naît précisément du refus de ces deux grands discours de légitimation – ce qui implique une redéfinition du but des sciences, et une analyse critique du discours social. À l'encontre de la stabilité poursuivie par la modernité, le postmodernisme va chercher à produire non pas du connu, mais de l'inconnu, transformant le modèle de la légitimation en éloge de la différence ; à l'encontre de la modernité, dont le but était de réaliser l'unité de tous les domaines du savoir et de la société, le postmodernisme va accroître leur différenciation.
Dans Le Discours philosophique de la modernité (1986), Jürgen Habermas remarque de son côté que l'époque postmoderne, et la fragmentation qu'elle annonce, n'est que le symptôme de l'impasse dans laquelle le projet culturel et politique des Lumières se trouve aujourd'hui enfermé. Cette situation bloquée ne peut être que passagère, car, si on se détourne de ce projet, on trahit par là même les espoirs sociaux qui en sont partie prenante. Il faut, donc, d'un côté, refuser l'hypothèse de la fin totale des grands récits de la modernité, car cela supposerait de renoncer au désir d'émancipation qui donne vie au discours philosophique lui-même ; d'un autre côté, il faut envisager différemment la modernité, en n'abandonnant pas l'esprit véritable du projet inachevé des Lumières, d'après lequel le moteur de l'émancipation de la société ne peut être que la raison. En revanche, ce qu'il faut surmonter, ce sont justement les obstacles, à commencer par le primat de la subjectivité, qui contribuent à faire de la modernité un projet inachevé. Ici, Habermas partage les critiques de Lyotard.
Pour Richard Rorty (L'Homme spéculaire, 1979), ni Lyotard ni Habermas ne sont prêts à faire leur deuil de l'idée moderne de la philosophie comme savoir universel. Or, selon lui, une véritable rupture n'est possible qu'à condition de reconnaître que le sens de la philosophie ne réside que dans un pragmatisme proche de celui que professe John Dewey (1859-1952), lorsqu'il désavoue toute prétention de la philosophie à l'universalité. En effet, c'est à celui-ci que remonte la première expression d'une incrédulité face aux grands récits de la modernité. Et c'est dans son sillage que Rorty vient prôner la délégitimation de toute aspiration du discours philosophique à la vérité. D'où l'esquisse d'une conception de la philosophie comme « conversation de l'Occident », censée remplacer la problématique traditionnelle de la philosophie moderne.
Après la diffusion du postmodernisme en France, aux États-Unis et en Italie (notamment à travers l'œuvre de Gianni Vattimo) au cours des années 1980, le premier débat semble s'être tari. Aujourd'hui, le mot est plutôt employé, notamment aux États-Unis, pour caractériser l'œuvre de Jacques Derrida (1930-2004) et toute pensée qui se propose de dépasser les questions de la philosophie moderne en les « déconstruisant ».
Carla CANULLO